vendredi 19 juillet 2013

Tombé hors du temps de David Grossman





Qu'aurait-il été possible à David Grossman d'écrire après son roman Une femme fuyant l'annonce ? Je me suis même posé la question à savoir s'il avait écrit Tombé hors du temps avant son roman. Mais non, il l'a écrit cinq ans plus tard. Encore heureux de pouvoir écrire après une telle tragédie : la mort de son fils à la guerre. Peu importe le nom de cette guerre. Peu importe l'origine ethnique du fils ou du père. Pas plus que les motivations qui ont poussé le fils à s'engager. Toutes les guerres sont ignobles et sales. Toute guerre est antique et contemporaine. Antique et authentique est le cri poussé par l'écrivain dans ce poème hybride : un récit à plusieurs voix, aux sonorités bibliques, grecques ou,  par moment, shakespeariennes. Avec un cortège de personnages, humains ou mythologiques, l'homme qui marche, la femme, le centaure, le cordonnier, la sage-femme, le vieux professeur de mathématiques, … ou le chroniqueur qui fait penser au choeur dans les tragédies d'Eschyle et qui résume les faits au Duc. Mystérieux personnages qui offrent leur voix à la douleur. 
Tous, unis dans la recherche de leur enfant mort. 
J'ai mis du temps avant de pouvoir écrire sur ce livre qui me faisait mal chaque fois que je l'ouvrais. 
Des mots de blessé à mort. Des mots qui ne consolent pas et qui vont hanter l'écrivain de livre en livre, en quête d'exorcisme. L'homme et sa femme, la mère de l'enfant mort interchangent les rôles et le sexe. On ne raisonne plus quand la douleur est trop grande. 



L'homme qui marche

Comme lorsque l'embryon se détache de l'utérus
Et du corps de la mère,   
Sa mort a fait de moi le père
Que je n'avais jamais
Été - 
Elle a provoqué
En moi un trou, une blessure
Et un vide, mais elle m'a aussi rempli
De son être,
Qui jaillit depuis lors en moi
Avec une profusion
Inédite -
Sa mort
M'a rendu
Apte
À le porter.

Sa mort 
Fait de moi une enveloppe
Vide de père, et aussi
De mère -
Sa mort, 
Me dote de seins
Pour qui ne tétera pas
Et sur les parois de mon utérus creusé
Ce jour-là
Sa mort grave avec les ongles
D'un prisonnier évadé
Le décompte des jours  
Sans lui.

Ainsi, avec un ciseau transparent,
Sa mort incise en moi une nouvelle :
Celui qui a perdu un enfant
Est éternellement 
Une femme.


Ce cortège questionne la mort elle-même quand ces errants s'adressent à leur enfant :


L'homme qui marche

Je t'instruisais
Sur le monde
Et ses secrets,
Et pardonne-moi, je te prie, pour cette question
Qui te paraîtra peut-être stupide...
Qu'est-ce que la mort, mon. Fils ?
...

Ou 

Le Cordonnier 

En fait, je voulais
Te demander comment c'est,
Ma fille, quand on est mort.
Et comment c'est pour toi
Là-bas.
Et qui tu es
Là-bas.


J'ai écouté la mise en lecture du récit au festival d'Avignon dans une émission de France culture mais je ne l'entendais pas ainsi en le lisant dans mon silence. L'interprétation me semble trop retenue ou bien suis-je trop grecque, arabe, orientale moi-même pour comprendre cette interprétation.

En terminant la lecture je lis deux dates 2009-2011. Long labeur d'écriture. Long acouchement.




Tombé hors du temps, récit pour voix, David Grossman, traduit de l'hébreu par Emmanuel Moses (Seuil), 204 p.

Une femme fuyant l'annonce, roman de David Grossman, traduit de l'hébreu par Sylvie Cohen, Seuil, 666 p.



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